"Tout le monde parle comme s'il était le vainqueur, mais le véritable vainqueur c'est la dépréciation du système politique"
Commentaire laissé sur le site du quotidien Eleftherotypia le lendemain des élections régionales et locales grecques
Les élections locales grecques ont eu lieu le dimanche 14.11, dans une atmosphère particulièrement lourde, où le pays subit le joug (littéralement) des institutions financières européennes et internationales, surtout du FMI. Les conséquences des mesures imposées par "la troïka" (terme passé dans le vocabulaire courant comme synonyme d'oppression) aux salariés et aux retraités grecs ramènent le pays presque un siècle en arrière, supprimant tout droit ou liberté dans le domaine du travail et réduisant les citoyens en sujets.
Ce n'est donc pas seulement le porte-monnaie et le frigo vides qui ont poussé 54% des électeurs à rester chez eux dans un pays où... le vote est théoriquement obligatoire. Cependant, cette abstention record, ainsi que les sérieuses interrogations qui en ressortent quant à la crédibilité du système politique en général et des partis politiques en particulier ne semble inquiéter ni le PASOK (la social-démocratie au pouvoir), ni la Nouvelle Démocratie (ND, la droite). Et pourtant, c'est pas cette inquiétude que tout aurait dû commencer.
En pleine réforme territoriale (comme la France), la Grèce a connu une situation qui a bouleversé les limites géographiques et administratives des régions, départements et communes: surtout ces dernières ont subi des fusions-acquisitions qui ont fait grincer pas mal de dents, réduit considérablement leur financement (car le but, là-bas comme ici, est de faire des économies et d'offrir moins de services publics aux habitants) et brouillé, de ce fait, les pistes politiques.
C'est un signe des temps, comme l'abstention: 4 maires élus sur 10 n'affichaient aucune étiquette politique, dans un pays où, il n'y a pas si longtemps, le soutien d'un ou de plusieurs partis était non seulement un passage obligé, mais surtout une garantie demandée par l'électeur. Signe de cette dangereuse dépréciation des politiques, non d'un éveil de la société civile, ce changement d'affichage révèle, si l'on approfondit un peu la question, une omniprésence du système des "deux grands partis" qui occupent toujours le paysage. Car la plupart de ces maires sans étiquette ne sont rien d'autre que des "apostats" ou des "dissidents" à qui ni le PASOK, ni la ND n'ont voulu donner l'investiture, mais qui ont profité d'ancrages locaux ou de notoriété (notabilité?) pour damer le pion aux candidats officiels des ces deux partis.
Les études faites à chaud et publiées dans la presse cette semaine où tout le monde a sa propre interprétation (forcément positive...) des résultats montrent que les citoyens, inquiets de la dégradation de leur vie, de la chute vertigineuse de leur pouvoir d'achat et de l'humiliation que subit le pays sous la coupe du FMI, ont trouvé plusieurs moyens de protestation, c'est pourquoi une appréciation uniforme et globale des résultats ne rendrait pas compte de cette complexité.
Dépassant les 60% à Athènes intra muros, ainsi qu'à plusieurs municipalités populaires ou dans des îles éloignées, l'abstention, pour 8 abstentionnistes sur 10, est un acte de protestation, non un désintérêt ou un sentiment de "tous pareils, tous pourris". C'est cette protestation qui, même si elle s'exprime d'une manière préoccupante pour la démocratie en général, pourrait porter en elle les germes d'une résistance toujours vivante, d'une recherche d'alternative indispensable, d'une envie de voir enfin la politique se remettre dans le droit chemin et s'occuper vraiment des affaires de la cité.
C'est d'ailleurs cette protestation qui s'est également exprimée par le vote à gauche, un vote qui, même s'il n'a pas donné concrètement beaucoup d'élus, a permis de réfléchir sur le rôle et la place des partis, et sur l'existence ou non d'un programme de lutte et de propositions pour s'en sortir.
Il est nécessaire de préciser ici que, dans le vocabulaire courant grec, le mot "gauche" désigne les partis et formations politiques à gauche des socialistes, car ces derniers sont uniquement désignés comme tels, sans autre caractérisation. C'est cette acception du terme que nous utiliserons par la suite.
Les deux principales formations de gauche, le KKE (parti communiste grec) et le SYNASPISMOS/SYRIZA (coalition de la gauche/coalition de la gauche radicale) ont obtenu des pourcentages inversement proportionnels au nombre d'élus du deuxième tour, mais assez significatifs des attentes de l'électorat de gauche au premier tour.
Les autres formations, y compris les écologistes, n'ont rien obtenu de significatif. Quant à l'extrême-droite, vers le 7% dans les principales villes et en hausse malheureusement à Athènes, elle n'a pas tiré un si grand profit de son populisme, ni de son... soutien indéfectible aux mesures d'austérité imposées par le gouvernement. Mais elle a trouvé une bonne parade pour s'afficher au deuxième tour: elle s'est alliée à la droite "classique", la ND, qui l'a accepté sans vergogne, comme le PASOK avait accepté sans broncher le soutien du LAOS (le parti d'extrême-droite dont l'acronyme signifie "peuple") à ses trains de mesures d'austérité. Avoir un maire dont l'étiquette est "droite + extrême-droite" ne semble pas être désormais une honte pour bien des électeurs... Évolution inquiétante dans un pays qui a connu la dictature des colonels...
La gauche a donc bénéficié d'un certain soutien dans beaucoup d'endroits, un soutien qui a donné au KKE des pourcentages à deux chiffres au premier tour dans des régions sensibles (par exemple la région capitale où son candidat a fait plus de 14%) ou dans plusieurs municipalités.
De son côté le Synaspismos, affaibli par la défection de plusieurs de ses membres (ceux qui prônaient des alliances privilégiées avec le PASOK notamment) et toujours en quête de positionnement politique clair et en même temps unitaire, n'a pas pu augmenter son influence, a vu ses résultats stagner ou baisser, mais a quand même pu sauver des élus grâce à des... alliances et des soutiens au deuxième tour.
Les communistes grecs, malgré une politique souvent isolationniste (au niveau européen) et solitaire (au niveau national, où ils ont fondé leur propre syndicat, le puissant PAME), ont pourtant créé un espoir et donné du souffle à bien de citoyens étouffés par le fameux Memorandum imposé par le FMI et l'UE. Identifiés comme les défenseurs des droits et des libertés, comme une force combative qui ne se plie pas devant "les puissances étrangères", ils ont récolté les fruits de leur combativité, sans malheureusement pouvoir les traduire en nombre d'élus, ce qui aurait permis à des voix courageuses de se faire entendre. Refusant toute alliance au deuxième tour afin de ne pas risquer de se compromettre avec la social-démocratie, poussant parfois jusqu'à l'excès la polémique avec le Synaspismos qui la leur rendait bien, ils n'ont pas donné des consignes de vote et ont même perdu des municipalités populaires qu'ils détenaient par le passé. Leur force de combat et leur capacité de défendre les droits des salariés et des citoyens n' pas pu dépasser les limites de l'intransigeance.
Or entre compromission (c'est-à-dire capitulation pour avoir des élus à tout prix) et recherche de la pureté absolue (c'est-à-dire volonté de rester seul, fier de soi, "non-contaminé"), il existait une voie qui aurait pu, dans cette atmosphère si lourde où l'horizon est tellement obscurci par l'épais brouillard de la soumission au capitalisme, déboucher sur des stratégies unitaires exigeantes, sur des positions permettant l'émergence de propositions qui changent vraiment la vie et qui sont portés par des élus d'engagement, de probité et de combativité exemplaires. Encore un effort !
Résultat des courses: le PASOK l'a emporté d'une courte tête (ou, pour être plus clairs, n'a pas subi de défaite), la droite n'a pas eu d'augmentation spectaculaire, la gauche, malgré son relatif succès, n'a pas pu aller jusqu'au bout.
Dans quelque jours, le premier budget imposé par le Memorandum sera présenté à l'Assemblée Nationale, imposant encore plus d'austérité, détruisant encore plus profondément le tissu social et humain d'un pays où jadis la solidarité était la valeur suprême. D'ailleurs, la prolifération des "indépendants", loin d'être une promesse de revalorisation du rôle du citoyen dans la politique, révèle aussi un désarroi: celui de ne pas pouvoir compter sur des solidarités organisées, sur des programmes portés par des groupes, sur des organisations comme les partis, ces "intellectuels collectifs", même pas comme les associations.
Le retour de l'individu ? Ou bien celui du "notable", figure jadis dominante surtout à la campagne, relique d'un système du 19e siècle, qui, même s'il n'était pas féodal, réduisait la politique à une pure recherche de l'intérêt pour soi ou pour sa famille ?
Nous mesurons, dans le contexte européen d'aujourd'hui où les prédateurs de la finance ont mis d'autres PIGS en ligne de mire (l'Irlande, puis le Portugal), quelle lourde tâche incombe à la gauche, à une gauche qui ne renonce pas et qui n'oublie pas son nom, à une gauche telle que nous voulons la construire en France avec le Front de Gauche, avec le Programme populaire partagé initié par le PCF.
Nous mesurons aussi combien les mobilisations qui ont lieu dans les différents pays gagneraient à être coordonnées au niveau européen, prendraient plus d'ampleur, deviendraient des épines encore plus douloureuses pour le capitalisme.
Voilà pourquoi ce slogan génial que nous avons tellement entonné en France lors des manifestations sur les retraites, et que nous entonnerons à nouveau tout autour de la Bourse de Paris le mardi 23 novembre doit rester notre mot d'ordre dans tous les pays pour les années qui viennent: amis et camarades de toute l'Europe, soyez-en sûrs, "on ne lâche rien" !
Dina Bacalexi, ingénieur de recherche au CNRS, née à Athènes, d'origine Grèque, spécialiste de l'histoire de ce pays, militante du Parti communiste Français