Les mots qui tuent
22/09/2009
de Thierry Beinstingel écrivain (*), salarié à France Télécom
« J’ai la chance d’exercer deux activités que j’aime. La première est d’écrire des livres. La seconde est de travailler à France Télécom. Dans la triste actualité de cette entreprise, la passion que j’éprouve pour mon métier est toujours aussi vivace.
J’exerce pourtant une fonction honnie : je suis de ceux qui poussent à aller voir ailleurs. Je suis un conseiller en mobilité et je rencontre des recruteurs d’autres administrations. Avez-vous des emplois à nous proposer ? Drôle de métier que celui qui consiste à faire partir les salariés d’une entreprise. Je considère pourtant comme une fierté la centaine de réussites individuelles dont je suis à l’origine : Étienne, agent d’entretien dans une maison de retraite ; Michel, informaticien à l’armée ; Nathalie et Isabelle, contrôleurs du Trésor ; Éric et Édith, professeurs en lycée… Ces réussites me touchent car elles sont le fruit d’une rencontre : parler, comprendre, proposer.
Ce sont des actions simples, un face-à-face sans artifice, et tout cela aboutit à un collègue qui change de vie, prend un nouveau départ. Combien m’indiffèrent alors les objectifs, la lourde comptabilité qui donne à mon métier un goût amer : il s’agit tout de même de diminuer la masse salariale.
Dans notre jargon, on appelle cela "faire du moins". N’importe quel salarié de mon entreprise sait ce que veut dire "faire du moins". Combien de fois a-t-il entendu cette expression dans la bouche de son chef, d’un directeur, d’un collègue ? "Faire du moins", c’est diminuer les charges, donc augmenter la productivité, être plus compétitif. Au quotidien, "faire du moins", c’est regrouper des activités, des locaux, du matériel, des véhicules. C’est aussi s’entendre répéter pendant trois ou six mois qu’il y a deux ou trois personnes en trop dans l’équipe de travail à laquelle on appartient. Et c’est se demander avec anxiété pendant trois ou six mois si ça ne va pas vous tomber dessus !
"Faire du moins", c’est une expression qui résume tout, une menace devenue banale. "Faire du moins", c’est un jour un salarié qui prend cela au pied de la lettre, pour lui seul, et qui commet l’irréparable. Il fait moins un. Ce sont des mots qui tuent.
Comme beaucoup de mes collègues, je me sens blessé moi-même par cette vague de suicides. C’est l’exacte sensation, la même que j’avais éprouvée il y a trois ans, quand on m’avait annoncé le décès de mon responsable, retrouvé dans son bureau après avoir pris soin de s’isoler juste avant le week-end pour avaler un cocktail mortel de médicaments et d’alcool. On avait dit qu’il avait des problèmes personnels, mais le fait est là : c’était dans son bureau qu’il avait choisi de mettre fin à ses jours. C’est pourquoi, il ne faut minimiser aucun suicide qui se déroule sur le lieu de travail. Et qui s’allie avec la langue que nous parlons tous : "Faire du moins".
La première de mes passions est le langage. Mes récits se nourrissent de lui mais aussi de mon environnement professionnel. Mon premier roman, Central, paru il y a neuf ans, décrivait l’épopée unique d’une administration qui se transforme en entreprise. C’était du vécu et le langage, déjà, y avait toute sa place : slogans à l’infinitif, phrases sans sujet inspirées par ma direction. Cet effacement du sujet était le signe de l’interchangeabilité des hommes, résumés à de simples fonctions ou métiers. L’entreprise a toujours tenté de dominer le langage pour ses fins propres. Mais les mots ne se laissent pas ordonner facilement et l’expression anodine "faire du moins" est revenue comme un boomerang exprimer une réalité délestée du poids de termes alambiqués et savants, à peine prononcés, déjà obsolètes.
Mes mots à moi vivent à travers mon écriture. Ils débordent au travail aussi. On a récemment créé un espace de détente en face de mon bureau pour les téléopérateurs d’un plateau situé deux étages plus bas. Dans ce lieu tout neuf, j’ai laissé sur une table basse mon dernier livre, un recueil de nouvelles, histoire d’ajouter à la relaxation prévue. Hélas, je ne vois jamais personne y entrer. Sans doute a-t-il été décidé d’une manière unilatérale au sein de notre entreprise surorganisée.
Soyez heureux, relaxez-vous, nous vous l’ordonnons. Mais ça va changer : on nous a promis un dialogue réel. En attendant, je continue mon métier au bureau d'en face, je "fais du moins" pour le mieux et pour le bien de quelques-uns, heureux de retrouver un vrai service public : « "Bonjour, avez-vous des emplois à nous proposer ?" »
(Dernier ouvrage paru, Bestiaire domestique. Édition Fayard, 2 009.)
Publié dans l'Humanité
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