Se battre c’est la preuve qu’on existe (17/12/2009)

PAR CLAUDE TEDGUY, PHILOSOPHE ET PSYCHANALYSTE

manifn1.JPGComment l’espoir déçu peut-il parfois porter de saines colères ?
Non, monsieur Camus, l’espoir n’équivaut pas à la résignation. Mais oui, « vivre ce n’est pas se résigner ».
Cependant, il n’y a pas de vie, d’existence plus précisément, sans espoir. Et cela justement parce qu’on lutte sans cesse pour exister et d’abord pour vivre. On a donc le droit d’espérer. Et du coup, cette banale lutte pour la vie… espoir de voir se réaliser ce à quoi on croit avoir naturellement droit, espoir d’améliorer sa condition de vie, espoir de pouvoir élever ses enfants comme il le faudrait, espoir de voir ses efforts récompensés, espoir de faire triompher certaines valeurs morales… espoir, et pourquoi pas, de changer le monde… Et nous luttons pour cela. Nous ne nous résignons pas.
Oui, nous nous battons sans cesse et pas à pas. Nous refusons les vérités inventées, nous nous opposons aux « réalités » tueuses d’hommes. Nous nous élevons contre les mensonges et les manipulations destinées à hypnotiser les peuples. Ô utopistes têtus que nous sommes, nous nous révoltons ! L’espoir est une révolte. L’espoir c’est La révolte de l’homme conscient de sa condition, et qui refuse ce qu’on veut lui faire dire ou faire. Parce qu’il est assez compétent pour comprendre par lui-même, et qu’il sait, seul, ce qu’il a à dire sans qu’on lui « souffle » son discours ou sa leçon. Et ce qu’il dit, il le dit comme il sait le dire, à sa façon, certes, mais il le dit.
Avec ses propres mots, pas avec ceux qui sont passés par les moules de la politique ou des politiques, nous qui croyons à une « représentation » effective du peuple dans quelque Assemblée que ce soit… Représentation il y a, certainement, mais au sens de prestation théâtrale pour la galerie. De cela, il n’y a rien à espérer… si non se résigner, c’est vrai. Mais l’homme ne veut pas de ces recettes qui finissent par faire en sorte qu’il soit mangé à toutes les sauces. D’où qu’il vienne, quel qu’il soit, quoi qu’il fasse, quelque chose en lui refuse désespérément qu’on amoindrisse sa condition… Il sait que la vie est courte. Il sait que ses combats ne débouchent presque jamais sur des victoires… et d’ailleurs il ne se bat pas pour gagner, il se bat pour l’honneur. Est-ce à dire qu’il se bat en acceptant d’avance la défaite ? Non. Il se bat parce qu’il est un homme tout simplement. Sans intention d’amoindrir ou d’avilir l’autre… et parce que se battre c’est la preuve qu’on existe, qu’on comprend, qu’on s’oppose et qu’on refuse.
Nulle violence dans ce combat, nulle folie destructrice, nulle haine. Mais au contraire, un appel à la fraternité nécessaire, à une fraternité « malgré tout », sans laquelle le temps d’existence sur cette terre serait empoisonné, et passé en viles querelles rabaissant l’être à un état au-dessous de tout ce qui vit. Cependant, les luttes ne peuvent pas déboucher sur rien. La pression, la puissance au sens physique, des récriminations et des oppositions, se font obligatoirement et inconsciemment de plus en plus fortes. Plus il y a de résistance, plus la poussée s’intensifie. Le phénomène de la poussée et de la résistance n’a rien là de psychologique, il est scientifique… Mais à un certain moment, il mute : de physique, il devient affectif.
L’espoir déçu sans cesse, bafoué, assassiné, moqué, rejeté, laisse la place dans le coeur de l’homme à la colère. Non, encore une fois, pas de colère appelant la vengeance, pas de colère « aveugle » et donc injuste, pas de colère destructrice qui fait table rase de tout, et même de ce qui ne le mérite pas, non ! Nous parlons de cette colère qui ressemble à l’indignation devant des injustices répétées insolemment comme une affirmation de puissance, de toute-puissance et de domination absolue et inhumaine. Voilà ce dont je parle.
La pauvreté chronique, le malheur installé, la joie avortée, le besoin même de l’essentiel pour survivre au quotidien impossible, la faim, oui, la faim qui pousse de plus en plus des êtres à fouiller dans les poubelles… et les discours vicieux et criminels de ceux qui nous gouvernent ne pourront faire autrement que de précipiter l’avènement de la colère… Saine colère, juste colère, légitime colère.
Colère de l’homme déçu, à qui on s’obstine à ne pas accorder le peu qu’il demande à la vie, et auquel il a un droit naturel : la dignité. Il ne peut pas laisser mourir l’espoir. Il veut croire dans la condition humaine. Il n’accepte ni pour lui, ni pour celui qui l’oppresse et contre lequel il se bat, que l’injustice triomphe. Il veut garder, malgré les offenses et les douleurs, son coeur ouvert au partage des bienfaits de cette vie et de cette terre. Il veut croire que « malgré tout » l’amour triomphera des manigances et des vilenies. Mais, pour justement ne pas laisser mourir l’espoir, il se maintient en état de vigilance et d’éveil. Il ne veut pas renoncer à cet état de conscience qu’il a fini par atteindre et qui lui laisse les yeux ouverts : la colère de l’espoir.

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