PIERRE LAURENT : "Nous sommes pour la transformation de la zone euro plutôt que pour son explosion"
06/05/2014
ARTICLE PUBLIE PAR LE NOUVEL ECONOMISTE
En prenant comme candidat à la présidence de la Commission le leader grec Alexis Tsipras, les forces de la Gauche européenne mettent en avant un symbole de la résistance aux politiques d’austérité mais aussi de la capacité à faire émerger des politiques nouvelles.
C’est la double ambition qu’explique Pierre Laurent.
Réuni avec le Parti de gauche au sein du Front de gauche, le “patron” du PCF est l’antithèse du tonitruant Jean-Luc Mélenchon : il critique les institutions de Bruxelles en s’en prenant aux dogmes derrière les traités tout en se défendant de tout dogmatisme. La preuve : il prône une réorientation radicale de la zone euro mais sans jeter l’euro.
Les listes que nous soutenons, pour les élections du 25 mai, rassemblent en France toutes les forces du Front de gauche, et dans l’Union s’inscrivent dans la démarche du Parti de la gauche européenne. Notre candidat commun à la présidence de la Commission sera Alexis Tsipras, le leader de la gauche grecque Syriza. Ces forces sont rassemblées au Parlement européen au sein du Groupe de la Gauche unitaire européenne, Gauche verte nordique, qui, depuis des années déjà, regroupe des forces de la gauche qui sont diverses politiquement, mais qui se reconnaissent dans une critique de l’Europe libérale telle qu’elle a été construite à travers les différents traités.
En France, ces forces se reconnaissent dans le combat qui a été mené en 2005 contre le traité constitutionnel européen et dans une Europe construite sur des objectifs sociaux nouveaux. Notre projet est celui d’une Europe solidaire, de progrès social, d’harmonisation sociale progressive vers le haut. C’est une Europe de coopération, pas une Europe de mise en concurrence systématique – comme c’est le cas aujourd’hui.
Un nouveau chemin
La candidature d’Alexis Tsipras est pour nous très symbolique. C’est le symbole d’une résistance, qui a été celle du peuple grec, à tous les mémorandums d’austérité de la troïka (Commission-BCE-FMI), mais à travers la Grèce c’est aussi le symbole de toutes les résistances sociales contre les politiques d’austérité actuelles dans les pays du Sud, mais également dans d’autres pays comme l’Irlande ou la France.
C’est surtout le symbole d’une Gauche européenne qui aspire à gouverner et à ouvrir un autre chemin à gauche que celui des forces social-démocrates européennes. En Grèce, Syriza domine maintenant le paysage à gauche et prétend à gouverner face à la droite d’Antonis Samaras.
Notre objectif en Europe est précisément de faire émerger une Gauche européenne nouvelle qui brise le consensus qui s’est construit toutes ces dernières années entre les forces conservatrices européennes regroupées dans le PPE et les forces social-démocrates regroupées dans le PSE. Parce que ce consensus libéral qui les amène à soutenir les mêmes traités constitue à nos yeux un des verrous politiques de l’Europe actuelle, dans laquelle les forces sociales, citoyennes, populaires, se reconnaissent de moins en moins. Si n’apparaît pas cette force de gauche européenne, eh bien, ce sera, face à cela, la montée des populismes et des extrémismes de droite qui l’emportera.
Nous, nous voulons ouvrir un nouveau chemin à gauche.
Le combat politique
La question démocratique est devenue centrale dans l’Union européenne actuelle. Depuis la crise de 2008, on est entré dans une phase de crise existentielle de l’Union et de la zone euro. Le choix des dirigeants européens a été de sauver la zone euro en organisant le sauvetage des banques, mais cela s’est fait au prix d’une envolée des dettes publiques par transfert de la dette privée sur les Etats. Et maintenant, on organise un chantage permanent au remboursement de cette dette, en poussant les Etats à des politiques de régression sociale, de déréglementation sociale, d’austérité extrêmement violente.
Non seulement ces politiques ne provoquent pas l’adhésion populaire, mais elles sont rejetées. Elles sont imposées aux parlements nationaux, ce qui provoque un approfondissement très inquiétant de la crise politique, du chaos même, dans tous les pays européens.
Si j’avais à définir ma conception de l’Union européenne, je dirais que nous sommes favorables à une union de peuples souverains, libres et associés. Nous pensons qu’il n’y a pas d’avenir dans une fuite en avant fédérale qui priverait les peuples et les Etats européens du recours régulier à l’expression de leur souveraineté. Les deux doivent marcher de pair. Des Etats qui avanceraient dans le dos de leurs peuples seraient condamnés à la même crise politique. On ne peut pas avancer vers des mises en commun nécessaires, de plus en plus importantes au plan européen, sans le consentement populaire.
Il faut prendre le temps de construire des coopérations qui soient des coopérations partagées et cesser d’imposer l’avancée à marche forcée vers un marché unique dans lequel les seules forces qui se retrouvent sont les forces financières, les forces capitalistes dominantes, les forces économiques dominantes – qui laissent à l’écart une part grandissante des populations européennes. L’Europe est devenue une zone d’inégalité absolument invraisemblable.
Dans ce combat politique nous travaillons évidemment à des renversements de majorité dans les institutions actuelles. Je crois au progrès des forces de Gauche, singulièrement dans le Parlement européen. Je pense qu’il est possible, des exemples le montrent, de construire des majorités de gauche dans ce Parlement. Nous avons sauvé le programme d’aide alimentaire aux plus démunis avec la majorité actuelle de ce Parlement. Ce combat, nous n’y renonçons pas, mais il faudra des transformations de la construction démocratique de l’Union européenne.
Un modèle ultra-concurrentiel
L’Europe a construit un modèle ultra-concurrentiel dont la principale variable d’ajustement depuis maintenant 15 ans, et de manière encore aggravée depuis la crise financière, est le coût du travail. Résultat, au lieu de miser sur la créativité du travail, sur des investissements innovants, sur un investissement massif dans la recherche et l’innovation, eh bien, on cherche à concurrencer les pays émergents. Ce sont parfois même les pays européens qui concurrencent leur propre marché intérieur avec des productions délocalisées, en tirant vers le bas le coût du travail.
Ce projet politique est une folie pour l’Europe. Comment est-ce qu’on peut penser faire de l’Union européenne un projet politique si l’horizon qui est proposé aux peuples c’est la dégradation continue du niveau social ? C’est la voie dans laquelle nous sommes engagés. Si nous allons au bout des logiques actuelles en Europe, nous allons vivre encore de longues années de régression sociale et d’harmonisation par le bas des conditions sociales en Europe. Je le redis, c’est une folie politique pour un projet européen qui prétendait être un projet de progrès social partagé.
Vous me demandez si cette “logique” est due au système institutionnel de l’Union européenne ou au monde global tel que l’on connaît. Je réponds qu’elle est due à la combinaison des deux. C’est le type de construction qu’on a gravé dans les traités européens qui conduit à la mise en concurrence systématique et à l’insertion dans des modes de relations internationales capitalistes qui renforce encore la mise en concurrence. Au lieu d’avoir la coopération et la mise en commun des moyens pour des objectifs partagés, on a une guerre économique ravageuse.
Les dogmes économiques
Il y a dans les traités actuels l’institution de dogmes économiques qui devraient être, à nos yeux, remis en cause. Même si le traité constitutionnel a été rejeté en France, il a de fait été réintroduit dans les traités, et au nom de ces dogmes on impose aux peuples européens des politiques sans leur laisser la possibilité de choisir la voie économique qui leur paraît la plus appropriée. C’est une des raisons de la crise actuelle.
Je précise que je ne crois pas aux dogmes, qu’ils soient libéraux ou marxistes. Mais je pense qu’il faut faire le constat de la faillite des politiques actuelles. Nous appliquons depuis cinq ans en Europe les principes économiques édictés par la Banque centrale européenne, par la Commission de Bruxelles, et par la troïka avec le FMI, et nous voyons bien que la situation ne cesse de se dégrader. Il va falloir inverser l’ordre des facteurs. Si on poursuit ces politiques, l’austérité va continuer à produire de la dégradation économique et des inégalités grandissantes, il faut donc faire bouger plusieurs fondamentaux des politiques économiques actuelles.
Nous ne pouvons pas vivre dans une situation de dépression économique avec une Banque centrale européenne qui ne peut pas refinancer les Etats, monétiser une partie de la dette ou faire jouer la création monétaire au service du développement économique. D’ailleurs, la BCE elle-même a desserré par moment la politique monétaire. Elle s’est un peu écartée de ce qu’autorisait le traité pour éviter la banqueroute généralisée. C’est bien la preuve que l’on ne peut pas rester durablement dans les rails actuels. Il y a d’ailleurs une exception européenne mondiale, puisque nous sommes la seule zone économique mondiale qui interdit à sa banque centrale le refinancement des Etats. Or nous savons très bien que les Etats les plus endettés ne rembourseront pas la dette, résultat ils s’enfoncent dans des situations insolubles.
Nos solutions
Il ne s’agit pas de monétiser toutes les dettes, mais il faudrait – au point où nous en sommes – qu’il y ait une obligation de remettre à plat la dette, de l’auditer, et probablement d’en annuler une partie, dont on voit bien qu’elle ne sera pas remboursée par certains pays, et d’en restructurer l’autre partie. Il faudrait aussi “critériser” l’utilisation du crédit. Nous, nous proposons, par exemple, avec la Gauche européenne, la création d’une institution publique nouvelle adossée à la BCE qui pourrait financer à taux quasiment nuls les investissements publics nécessaires à la relance de l’activité ou nécessaires pour de grands travaux. La Confédération européenne des syndicats propose un plan massif d’investissement à l’échelle européenne équivalent à 2 % du produit intérieur brut. Elle propose de financer cet effort par le recours à des euros-obligations.
Nous pensons qu’on peut aller plus loin pour le financement et que nous pouvons, à travers la BCE et à travers le système bancaire européen, utiliser différemment le crédit avec des taux très bas, voire à taux zéro, pour adosser durablement un financement pérenne à ce besoin de relance. Sinon il n’y aura pas de sortie du chômage pour la zone euro.
Nos propositions consistent à déconnecter une partie des circuits de financement de l’économie des marchés financiers. Il faut dégager une partie des circuits du crédit de la tutelle et des exigences des marchés financiers actuels.
Par ailleurs, c’est vrai, il y a d’autres problèmes structurels. L’affaiblissement industriel d’une grande partie de la zone euro est typiquement un problème structurel à toute la zone. La France est particulièrement touchée : nous avons perdu plus de 800 000 emplois industriels en un peu plus de dix ans. Et nous avons aujourd’hui une Europe qui a des échanges intracommunautaires totalement inégaux – avec des excédents commerciaux allemands qui dominent l’intégralité de la zone. Cette situation est extrêmement malsaine : il faut retrouver en Europe des échanges plus équilibrés, il faut développer les investissements industriels dans toute la zone euro avec des nouveaux programmes de coopération en lieu et place de la concurrence systématique que se livrent les groupes européens entre eux.
L’euro
Faut-il sortir de l’euro ? Un pays qui sortirait de la zone euro serait confronté à la même logique d’hyper concurrence. Il faut plutôt transformer l’euro et utiliser le potentiel extrêmement important de coopération qui existe dans cette zone pour la mettre au service de projets de développement partagés.
Nous sommes pour la transformation de la zone euro et de ses objectifs plutôt que son explosion ou sa dissolution progressive – ce qui d’ailleurs est un des risques que fait courir la politique actuelle. Parce que les politiques d’hyper concurrence mises en œuvre aujourd’hui vont, un jour ou l’autre, faire exploser la zone.
Dans la Gauche européenne c’est l’opinion qui domine, c’est celle qui est portée par Alexis Tsipras. Mais il est certain que notre famille politique a été traversée de débats sur cette question depuis la crise financière de 2008. Devant la violence des programmes d’ajustement et de régression qui ont été imposés à certains pays, la question s’est posée de savoir si les conditions imposées à certains peuples pour rester dans l’euro étaient encore supportables. Notre discussion a débouché sur l’idée que personne n’avait intérêt à une sortie solitaire qui le jetterait seul dans la jungle du marché mondial. Donc nous privilégions la bataille de la transformation de la zone euro. Ce qui est certain, c’est qu’il faut changer la politique monétaire européenne.
Dans le cas de la Grèce, il ne faut pas perdre de vue qu’une sortie de crise profitable au peuple grec nécessiterait de très forts investissements publics, parce qu’il y a une industrie à reconstruire, parce qu’il y a aussi des services publics de santé, d’éducation, de formation à redévelopper dans ce pays. L’ambition des Forces de Gauche, comme les nôtres, n’est pas de faire de la Grèce le paradis touristique des Européens. Nous avons une ambition de développement social partagée pour tous les peuples européens. Il faut faire différemment. Nous pouvons avoir des objectifs partagés en matière de transition énergétique à l’échelle de l’Europe en utilisant les potentiels, d’ailleurs assez diversifiés, de l’ensemble de la zone. De cette façon il serait possible de trouver là des marges de manœuvre pour un nouveau type de développement – qui soit plus harmonieux pour l’Europe entière.
Dans les “traitements” imposés par la troïka où il s’agit toujours de retrouver de la compétitivité ou de diminuer le nombre de fonctionnaires, à chaque fois on oublie systématiquement une facette du problème. A savoir que la Grèce a connu un pillage systématique de ses ressources, par des élites grecques qui se sont considérablement enrichies dans la période où les financements européens arrivaient, par des élites en partie largement corrompues qui ne payaient pas d’impôts, par des gouvernants qui n’ont même pas construit une fiscalité correspondant à la richesse du pays, par des groupes européens et des banques européennes, françaises et allemandes, qui soutenaient ce système complètement déséquilibré et fragile.
Il y a effectivement dans plusieurs pays européens, en Grèce notamment, des causes internes à la crise qui a explosé. Elles sont liées à des types de développements dominés par les oligarchies nationales. Pour une action efficace, il faut aussi mettre en cause ces privilèges.
La règle des 3 %
Quelle est mon analyse sur la règle du retour à 3 % de déficits publics en 2015 ? Je pense que se fixer comme objectif l’assainissement des finances publiques, tout le monde ne peut être que d’accord ! Est-ce que l’assainissement des finances publiques signifie obligatoirement la disparition de tout déficit, c’est beaucoup plus discutable. Parce que des nations qui connaissent du développement peuvent vivre avec des taux d’endettement raisonnables. Par contre, ce qui me paraît totalement irréaliste et même totalement contre-productif, c’est le délai dans lequel on prétend faire revenir nos économies à des taux de déficit de 3 %, et la méthode qu’on emploie pour y parvenir.
Le délai paraît beaucoup trop brutal. D’autant plus que toute l’addition, à écouter les experts de la Commission européenne mais aussi nos experts en France, devrait être payé en vérité par le monde salarié. Le résultat de ces politiques, on le voit dans plusieurs pays, entre autres en Grèce ! Quand on applique ces “recettes” de manière aussi brutale que le demandent les autorités européennes, cela débouche sur un affaiblissement de la richesse nationale, voire un recul.
On l’a vu dans certains pays : le recul du PIB a débouché sur une aggravation de la dette publique, et non sur sa maîtrise. Le problème n’est pas de renoncer à l’objectif d’assainissement des finances publiques, le problème c’est que le chemin choisi est insupportable socialement et contre-productif économiquement.
Dans ce contexte, la relation franco-allemande est stratégique alors qu’elle est aujourd’hui dramatiquement déséquilibrée – et ce n’est pas vrai que pour la relation franco-allemande. Toutes les négociations se font aux rythmes et sous conditions de l’Allemagne. Le dernier épisode en date étant l’aller-retour express de Manuel Valls à Berlin pour tenter de négocier un délai sur les 3 % ! L’Allemagne décide et les autres pays européens sont censés appliquer.
Ce déséquilibre actuel est une des causes de la crise, économique bien sûr mais aussi de la crise politique et démocratique de l’Europe. Il ne peut pas y avoir la construction durable d’une zone euro qui se fasse aux seules conditions des grandes puissances industrielles et bancaires allemandes. Il faut retrouver une Europe politique qui soit une Europe réellement de partage dans les décisions, et que probablement le rôle du Parlement européen soit revalorisé dans l’équilibre des forces institutionnelles européennes.
Réfléchi
Journaliste économique à l’origine, Pierre Laurent est depuis 2010 secrétaire national du Parti communiste français. Il a été directeur de l’Humanité et a fait ses classes, tout jeune, auprès de son père Paul Laurent, un leader du parti dans les années 80.
Il est également président du Parti de la gauche européenne et sénateur. Il est l’auteur du livre Le Nouveau Parti communiste, la preuve que c’est de façon réfléchie qu’il rejoue Place du colonel Fabien la pièce “rénovation du PCF”.
Propos recueillis par Jean-Michel Lamy
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