Ne pas se raconter d’histoires
01/06/2021
Ne pas se raconter d’histoires : c’est un point de départ quand on est décidé à vraiment changer les choses. Fleurissent pourtant en ce moment méditations privées, conversations entre amis et tribunes de presse autour d’un thème : la nécessité de l’unité de la gauche pour faire face aux périls historiques qui nous guettent l’an prochain. L’air tient souvent de la lamentation : la salvatrice unité de la gauche serait essentiellement entravée par des egos de grenouille (celle de la fable, vous savez) ; crevez-les et pourrait alors s’ouvrir un chemin de victoire. Qu’il y ait des egos et des calculs de mesquine tactique ici ou là, c’est indéniable mais disons-le tout net : on se raconte des histoires en plaçant là les problèmes principaux : ego des uns ; unité des partis politiques de gauche.
Un. « La gauche », il faut s’y faire, c’est toujours des millions de personnes mais ce n’est plus que quelques millions de personnes. Les intentions de vote pour des formations de gauche ? Moins de 30 %, en allant de Arthaud (LO) à Jadot (EELV) – étant entendu que ce dernier se réclame de la gauche un jour sur deux… Combien de bataillons pour le « peuple de gauche » ? Prenez tous les sondages, c’est la bérézina : on navigue entre 13 et 20 % de personnes se déclarant de gauche. Rien d’étonnant quand la gauche déçoit crescendo, de Mitterrand en Jospin et de Jospin en Hollande. Croire que le rassemblement de ces 13-20 % est la clé de tout, c’est nager entre le rêve et la nostalgie.
« Quand la gauche déçoit crescendo, de Mitterrand en Jospin et de Jospin en Hollande, croire que le rassemblement de ces 13-20 % est la clé de tout, c’est nager entre le rêve et la nostalgie. »
Deux. Le problème d’unité n’est pas tant celui de dirigeants qui ne parviendraient pas à se mettre d’accord : c’est dans ce qu’il reste du « peuple de gauche » lui-même que les divisions sont extrêmement profondes. La question n’est pas nouvelle : se pose toujours l’enjeu des reports de voix au second tour face à la droite. Les électeurs socialistes des années 1970 n’aimaient pas toujours les communistes et, dans un second tour opposant un communiste à la droite, des voix pouvaient manquer à l’appel, quelles que soient les consignes de vote officielles. Il pouvait également y avoir de la perte (souvent moindre, il est vrai) dans l’autre sens : certains électeurs communistes n’allant pas voter socialiste au second tour face à la droite. Reste qu’on n’arrive pas à imaginer une déperdition de voix significative si l’adversaire à battre avait été non pas de droite mais d’extrême droite. Face à pareil danger, on voit mal le « peuple de gauche » se refuser à soutenir le candidat de gauche le mieux placé. Bref, division il y a depuis longtemps – et c’est heureux car les projets ne sont pas les mêmes : rêver d’une gauche sans division aucune, c’est signer la mort des familles idéologiques et politiques différentes qui la composent – mais une division qui, pendant plusieurs décennies, ne s’est pas révélée complètement insurmontable. Nous n’en sommes plus là.
On a beaucoup commenté, mi-avril, le fait qu’en cas de second tour d’un candidat de gauche face à Le Pen (hypothèse sans fondement au vu des intentions de vote de premier tour), la victoire du RN était au bout du chemin, Le Pen faisant 60 % face à Mélenchon, 53 % face à Jadot, 50 % face à Hidalgo(1). On en est resté là, et il est vrai que c’était déjà pas mal. Mais si on entre dans les détails, on trouve un paysage qu’il vaut la peine de regarder en face. En cas de deuxième tour Mélenchon-Le Pen, la majorité absolue des électeurs du PS (ici, dans l’hypothèse d’une candidature Hidalgo de premier tour) choisirait l’abstention (54 %) plutôt que le vote FI (42 %) ! La réciproque est un peu moins vraie mais le report d’électeurs FI du premier tour vers Hidalgo au second serait à peine majoritaire (53 %). Comment dire avec plus de netteté la profondeur des divisions, non pas entre ténors égocentriques, mais dans ce « peuple de gauche » lui-même ! On se paie de mots quand on cite paresseusement les enquêtes indiquant que les électeurs de gauche aspirent à un candidat unique. Oui, ils veulent un candidat unique : celui qu’ils portent dans leur cœur, mais surtout pas le voisin ! À aucun prix. Même face à Le Pen !
« Le monde qui nous attend après la pandémie ne sera pas de tout repos et ne laissera guère la place à des demi-mesures et des non-choix. »
Résumons : le « peuple de gauche » a fondu comme neige au soleil ; ce qu’il en reste est lourdement divisé, indépendamment des consignes des uns et des egos des autres.
Trois. S’il faut considérer PCF, FI, EELV, PS, qui peut sincèrement soutenir que ces formations portent un projet commun pour la France, viable et alternatif à ce qui se fait aujourd’hui et ce qui se promet du côté des libéraux et de l’extrême droite ? Prenons les grandes questions économiques, sociales : écoutons les uns et les autres, et mesurons la polyphonie (si on veut habiller de ce nom les contradictions d’une cacophonie politique). Prenons les institutions. Prenons la laïcité. Prenons même, comme y invitait récemment Serge Halimi, les questions internationales. Une chose est de gérer ensemble une commune, un département, une région ; autre chose est de gouverner un pays. Ajoutons car, décidément, il ne faut pas se raconter d’histoires. Déjà quand elles sont dans l’opposition et en campagne, les forces les plus timides de la gauche ne s’engagent pas sur des changements significatifs, alors on n’ose imaginer ce que cela pourrait donner au pouvoir face aux vents violents qui soufflent sur notre monde. Combien de semaines, de jours avant d’annoncer la « pause », avant d’amorcer un virage de rigueur ?
Car c’est bien là le – quatrième – problème, on ne s’en sortira pas avec un accord minimaliste façon plus petit dénominateur commun. Le monde qui nous attend après la pandémie ne sera pas de tout repos et ne laissera guère la place à des demi-mesures et des non choix. Alors qu’une hausse forte du chômage est à redouter, on entend déjà les musiques libérales, venues de Bruxelles, de Bercy ou du siège du MEDEF : il va falloir réformer rudement le pays. Le capital a faim et ne restera pas doux spectateur. Encore n’osé-je ici sortir de la dimension la plus conjoncturelle. Si on doit considérer avec sérieux les défis qui se posent à l’humanité, non dans mille ans mais pour ce siècle même, on ne peut pas penser un instant que trois ou quatre mesurettes feront l’affaire. Non, tout accord minimaliste mènera dans le mur et risque si sûrement d’installer, le coup d’après, Le Pen au pouvoir. Rappelons tout de même que ce n’est pas pure fiction. 1981 : l’extrême droite est microscopique. La gauche déçoit. Voici la percée du FN en 1983-1984 ; en 1988, Le Pen pèse déjà 15%. Quand est-ce que le même Le Pen arrive au second tour ? Juste après l’amère expérience de la gauche plurielle. Quand est-ce que Le Pen revient au second tour et dépasse, pour la première fois, les 7,5 millions de voix et les 20 % ? Au lendemain du désastre Hollande. Un petit accord à gauche sur base étroite et c’est le mur garanti.
« Tout accord minimaliste mènera dans le mur et risque si sûrement d’installer, le coup d’après, Le Pen au pouvoir. »
Que conclure après ces lignes aux allures d’apocalypse ? Il ne s’agit pas de pleurer en estimant qu’il n’y a pas d’issue. Il n’y a pas d’issue… dans l’addition des maigres forces en présence. L’issue, nous en connaissons le chemin : il faut se battre comme des chiens pour faire grandir la force et la perspective communistes dans notre pays, dans les combats électoraux et dans tous les autres. Cela ne veut pas dire refuser tout accord à gauche, bien au contraire, mais faire grandir le rapport de forces populaire pour arracher un pacte d’engagements qui soit au niveau des attentes, des besoins et des défis, un accord qui soit appuyé sur des millions de personnes conscientes déterminées à prendre en mains leur destin.
Guillaume Roubaud-Quashie, directeur de Cause commune.
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