"Le malheur d’être jeune"
28/02/2014
Editorial de Claude Cabanes dans le journal l'Humanité.
"La politique, ce n’est pas une grande découverte, ne trouve pas grâce aux yeux de ces jeunes gens et ces jeunes filles… D’ailleurs ils vouent aux mêmes gémonies les grands médias : leurs chefs devraient en tirer quelques enseignements… Et c’est la première fois qu’ils vivent la gauche au pouvoir : ils constatent que rien n’a changé pour eux. Échec sur toute la ligne."
Cela s’adresse à toutes les sortes de chefs, les chefs d’entreprise, les chefs de rayon, le chef de l’État, les chefs de service, les rédacteurs en chef, le chef du gouvernement, les chefs de la gendarmerie, les chefs d’atelier, les petits chefs, les sous-chefs, les grands chefs… Bref, à tous ceux qui sont, peu ou prou, aux commandes d’un des rouages de notre société : cela, c’est une enquête sur la jeunesse qui dit que les jeunes gens et les jeunes filles de France sont malheureux, et que sous leurs pas peut un jour se lever une grande tempête...
Cette enquête concerne plus de 200 000 de ceux qui sont nés entre 1980 et 1995. Ils ont donc entre 18 et 34 ans. Certes, il n’y a pas une jeunesse mais des jeunesses, et l’on n’a pas les mêmes pensées à l’ombre du béton des cités que sous les marronniers de l’avenue Foch. Cependant c’est une immense majorité qui éprouve un même sentiment cruel : celui de l’indignité à devoir survivre. Survivre et non pas vivre !
Un grand philosophe expliquait que la survie, c’est de la mort dans la vie. À vingt ans, cette équation est mentalement insupportable. Les colonnes de notre journal sont, chaque jour, ou presque, familières de ces sombres allées : chômage, CDD, re-chômage, intérim, stage, re-stage, encore chômage, et des clopinettes pour vivre… Adieu l’essentiel, un métier, un travail, un logement, un projet, un but, un rêve… Il est particulièrement saisissant que les acteurs et les actrices de l’enquête se définissent comme une génération « sacrifiée », « perdue », « désenchantée », « désabusée » Quelle pathétique contradiction avec l’univers rutilant et sans cesse en mouvement de la technologie qui nous entoure…
Alors, 61 % d’entre eux répondent qu’ils pourraient participer à un mouvement de révolte de grande ampleur du type de Mai 68. Comme si l’histoire de ces dernières années, ici et là, leur avait appris qu’aucun pouvoir n’est hors de portée… La source de leur rébellion est en effet explosive : ils ont le sentiment de ne pas avoir la vie qu’ils méritent… Qu’elle leur est volée…
Quand cette idée s’empare des masses, comme on disait autrefois, des surprises historiques ne vont pas tarder… D’autant que la nouvelle génération ne se trompe pas sur le diagnostic : pour 90 % d’entre eux « c’est la finance qui gouverne le monde », puisque « les politiques lui ont laissé prendre le pouvoir ». Évidemment l’insurrection contre cet ennemi lointain, abstrait, sans visage, dissimulé (le monde de la finance, comme disait François Hollande avant d’être élu, pour l’oublier presque aussitôt après), ce combat leur paraît donc difficile. D’autant que le bombardement en tapis de l’idéologie du système n’est pas sans effet sur ces consciences en formation…
La politique, ce n’est pas une grande découverte, ne trouve pas grâce aux yeux de ces jeunes gens et ces jeunes filles… D’ailleurs ils vouent aux mêmes gémonies les grands médias : leurs chefs devraient en tirer quelques enseignements… Et c’est la première fois qu’ils vivent la gauche au pouvoir : ils constatent que rien n’a changé pour eux. Échec sur toute la ligne.
On apprend à l’instant, par les chiffres officiels, que la hausse du chômage continue : il continue donc de démolir la société française et sa jeunesse. Monsieur le ministre du Travail lui aussi continue : il est content de lui.
« Ce que vous ne pouvez pas casser, vous cassera », écrivait Louis Aragon, dans sa jeunesse.
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